Le Blog de Cyril Baumgarten

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Extrait de mon roman « Chassés-croisés et puis s’en vont »

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Bernard Morel avait quarante-trois ans mais en paraissait un peu moins. Il portait des costumes impeccables et des chemises à rayures, immanquablement bleu-ciel. Ses chaussures de grande marque, toujours avec des semelles en cuir, ne laissaient subsister aucun doute : il faisait partie de la caste des dirigeants de grandes entreprises qui jamais n’arboreraient des semelles de gomme. Il était sans cesse en mouvement, même lorsqu’il était assis à son bureau. Il supportait à peine l’attente d’un ascenseur et si jamais il n’y avait que quelques étages, préférait monter ou descendre les marches quatre à quatre.
Bernard Morel était directeur de la stratégie chez France Telecom, un poste moins important qu’on aurait pu le croire. Disons que c’était un des placards de luxe de l’entreprise, réservé à ceux qui n’ont pas démérité, et surtout qui ont conservé de bons réseaux, mais qui ont atteint leur seuil d’incompétence. Il faut toujours s’arrêter avant ce dernier niveau, mais ce type de courage est assez rare ! Chacun sait pourtant que la stratégie des grands groupes, la vraie, pas celle qu’on affiche sur papier glacé, se décide dans le bureau du président, avec les deux ou trois personnes qui comptent – vraiment ! – et jamais dans la direction du même nom, dont la fonction est principalement d’occuper de jeunes surdiplômés dont on ne sait que faire. Et aussi des types comme Bernard Morel pour les diriger. C’était fondamentalement un sale individu, craint de ses collègues, qui était parvenu jusque-là à tromper son monde et apparaître utile, sinon indispensable, aux yeux de sa hiérarchie, ou agréable à tous ceux qu’il avait voulu séduire. Parmi les abusés consentants qui l’entouraient figuraient en bonne place les secrétaires. Il faut dire que la sexualité généreuse que promettait la mâchoire proéminente de Monsieur Morel compensait largement les petits ragots dont le créditait radio couloir et faisait passer au second plan un physique finalement assez quelconque.
– Ghislaine, s’il-vous-plait, appelez ma femme et dites-lui que le boss veut me voir, que je reste à dîner avec lui et que je rentrerai tard.
Ghislaine connaissait bien ce refrain. Coucher avec un sale type ne lui déplaisait pas ; ça l’excitait même. Elle avait bénéficié de manière répétée des agitations de fin d’après-midi de son patron durant quelques semaines, il y avait maintenant déjà deux ans. Quelques soubresauts résiduels garantissaient sa fidélité et surtout sa discrétion.
Donc, ce soir-là, Bernard rentra chez lui vers deux heures du matin ; même pour une réunion chez le grand patron, c’était difficile à faire avaler. Il fit le moins de bruit possible ; Chantal devait dormir depuis longtemps ; demain il pourrait toujours dire qu’il était rentré plus tôt. En fait, cela n’avait aucune importance car Chantal feignait de dormir. Depuis quelque temps, elle préférait cela à une explication dont elle n’avait d’ailleurs pas besoin. Cela faisait déjà un bail qu’elle soupçonnait Bernard d’avoir de nombreuses liaisons, parfois durables. Soupçonner n’était pas le mot adéquat : en fait, elle était sûre qu’il la trompait. Et elle s’en foutait ! C’est cette indifférence qui la démoralisait le plus !
Quatre ans après que Michel l’eut quittée – quatre ans de réflexion et de chasteté pour conclure que Michel était l’homme de sa vie, mais qu’il fallait bien survivre ! – Chantal avait croisé à plusieurs reprises le séduisant Bernard au travail. Après sa séparation, elle avait érigé des barrières infranchissables autour d’elle, remisant toute velléité de séduction au fin fond du grenier de ses pensées. Désormais, elle baissait un peu la garde. Bernard avait tout de suite vu en elle la femme distinguée qui prendrait en main sa vie sociale et le mettrait en valeur dans sa conquête du pouvoir. Il l’avait entreprise subtilement. Il maitrisait cela assez bien. Il arrivait à point dans sa vie. Il savait flatter son égo avec habileté et cela faisait si longtemps que personne n’avait flatté son égo qu’elle ne se souvenait plus que ce fût si agréable. Bernard avait deux défauts majeurs. Le carriérisme et l’infidélité. Il dupa facilement Chantal en déguisant son arrivisme professionnel démesuré en ambition raisonnable. Ce fut très facile : Chantal méconnaissait ces types de comportements et ne les percevait tout simplement pas. Quant à son inconstance sexuelle pathologique, il n’eut pas besoin de la dissimuler : il était encore dans la phase où il ne désirait qu’elle. Elle se laissa d’autant plus abuser que le bonhomme avait des qualités. Viril, de ce genre de virilité exubérante qui masque les défauts physiques, intelligent et amant particulièrement efficace. Il se définissait à gauche et affichait volontiers une sensibilité sociale. On est toujours aveugle dans ces premiers moments de rencontre, on se rassure de la superficialité des choses. Chantal était donc aux anges ! Bernard était réellement amoureux d’elle. Que pouvait-elle espérer de plus, dans l’état où l’avait laissée sa rupture avec Michel ?
Un an plus tard, comme il n’y avait toujours pas d’ombre au tableau, ils se marièrent. Pourquoi attendre plus longtemps puisqu’ils étaient heureux ? La vie était belle, tout était bon pour partager les mêmes plaisirs, la décoration de leur grand appartement haussmannien, un lèche-vitrine à Saint-germain, l’achat d’un tableau aux Puces, un dîner en tête-à-tête au Jules Verne au deuxième étage de la tour Eiffel, une première au théâtre avec Belmondo ou encore Adjani, un cadeau pour lui, une surprise pour elle, une escapade à Deauville, un samedi pluvieux à la Cité des Sciences de la Villette. Et tant d’autres encore, de ces palpitantes émotions des premiers temps qui cachent si bien les lendemains qui déchantent !
Jérémie arriva dans la foulée, puis Vicki. Trois enfants c’était bon pour les cathos, mais deux, c’était le tarif syndical chez les bobos parisiens dont ils partageaient la vie écrasée par les conventions et les normes sociales en vogue. Mai 68 était déjà loin. Vingt ans après les pavés, les révolutionnaires assagis commençaient à se confectionner un carcan protecteur bien plus étouffant, surtout à Paris, que celui qu’ils avaient cru combattre dans leur jeunesse. La Renault Espace, la semaine de février à Val d’Isère, les premières stock-options, un splendide système de retraite qui ne demanderait qu’à exploser à la tête de leurs propres enfants. Tout ce qu’ils faisaient, même ce qui pouvait apparaître original, comme par exemple de ne jamais passer les vacances d’été à la mer, n’avait d’autre but que de se conformer aux lois du clan.
Paris commençait à devenir une vaste cité-dortoir pour cadres-sup sans exigence morale, pour traders confectionnant consciencieusement la prochaine bulle financière et autres directeurs de communication ou de marketing, inutiles créatifs à l’esprit incontinent plus que fertile. Leur unique but dans la vie semblait être la recherche désespérément égocentrique de rester entre-soi. Ils étaient obligatoirement écolos et d’autant plus antiracistes que les seuls émigrés qu’ils croisaient, en dehors de leur femme de ménage Mauricienne, étaient plutôt du genre patron Américain. Objectivement de droite, ils votaient presque tous à gauche pour se donner bonne conscience et défendaient avec véhémence les sans-logis en feignant de ne pas se rendre compte qu’ils en étaient les responsables depuis qu’ils avaient colonisé leurs quartiers. Leurs enfants ne se mélangeaient pas plus. C’est même la raison principale – garantir la reproduction des élites, carte scolaire oblige – pour laquelle les parents consanguinisaient dans les mêmes quartiers. Bourgeois-bohême, bobos ? Non, plutôt bourgeois-bobard, ou bourgeois-bonus, ou bourgeois-boursicoteur ! De bohême, il ne leur restait plus que la promenade en vélo de luxe le dimanche matin dans les rues de Paris !
Chantal avait finalement toujours été une suiveuse et son désir de normalité, après son échec avec Michel, devint si grand, qu’elle joua à merveille le rôle de faire-valoir de son mari. Elle organisait à la perfection ces dîners bien parisiens, incontournables dans la panoplie des bobos. Bien que ce ne fût pas sa tasse de thé, il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre ce qu’était un dîner réussi. Non pas ces dîners entre amis, entre vrais amis, où l’on peut discuter tranquillement, avec sincérité, parfois avec profondeur, en échangeant des idées différentes et même des plaisanteries sans s’agresser ! Où l’on a un passé commun et pas seulement des intérêts à défendre. Où l’on vient se détendre, en laissant son armure au bureau ! Sympas ces dîners entre amis, mais encore faut-il en avoir des amis, et à Paris ce n’est pas si courant ! Non, Chantal excellait dans un autre sport : construire un savant dosage d’invités tous suffisamment cultivés et bien élevés pour manier l’agression, la provocation et les attaques perfides sans jamais franchir les limites de la correction, sans jamais parvenir au conflit, signe de faiblesse, et donc en évitant soigneusement tout véritable débat. Les intellectuels les plus raffinés y sont aussi à l’aise que les canards dans l’eau de la mare et se reconnaissent facilement : lorsqu’un interlocuteur les contredit, soit ils le tournent en dérision, soit ils l’ignorent superbement. Pas de demi-mesure ! En réalité, personne ne pense vraiment ce qu’il dit. Chacun tente d’orienter la conversation – une simple suite de monologues – pour se créer un espace où faire le beau. Au final, peu d’esprits médiocres, mais beaucoup de médiocrité d’âme ! Et plus ils émettent des avis différents, plus ils disent la même chose, apportant leur petite pierre à la construction de la pensée unique. Bien malin celui qui peut faire la synthèse de ce qui se discute, et même, parfois, pire encore, dire de quoi on discute !
Après la naissance de Vicki, Chantal démissionna de France Telecom et c’est à ce moment précis que Bernard commença à modifier son attitude. Les difficultés d’un couple sont presque toujours imputables aux deux partenaires. Chantal et Bernard échappaient cependant à cette loi du genre. C’est lui qui avait commencé à se comporter comme le salaud qu’au fond il n’avait jamais cessé d’être. La seule faute de Chantal fut sans doute d’arrêter de travailler et il s’engouffra dans la brèche qu’elle avait créée ! Elle n’était plus qu’une mère au foyer, alors il cessa de la respecter. Certes, il adorait les enfants et appréciait toute l’attention qu’elle leur portait. Mais c’était le seul rôle positif qu’il lui concédait. Pour le reste, puisqu’elle avait décidé d’être femme au foyer, elle devait être à son service ! Il avait désormais une femme de ménage, encore assez jolie, à sa disposition, et il en abusait. Il ne se préoccupait plus de son désir, seul le sien comptait. Il ne faisait plus aucun effort pour la séduire, se négligeait en sa présence. Dès qu’il rentrait du bureau, il enfilait un vieux jean mal lavé. Avant, il prenait toujours deux douches par jour. Désormais, celle du matin lui suffisait. Il se mettait à bouquiner ou bien à regarder n’importe quoi à la télé. Il pouvait passer la soirée sans réellement lui adresser la parole. Lorsqu’il le faisait, il était le plus souvent blessant. Il devenait aussi jaloux, sans qu’elle comprenne pourquoi. Il voulait tout savoir, où elle avait passé la journée, avec qui. Puis peu à peu, il ne vit plus que la mère, la femme devint ordinaire et sans attraits. Chantal avait 35 ans lorsqu’ils s’étaient connus. L’apogée ! Elle en avait désormais près de 40, toujours belle, mais plus du tout aux yeux lassés de Bernard. Le début du déclin ! La peau était moins lisse, les rides apparaissaient, et surtout le ventre était moins plat. Il lui fallait des petits ventres bien plats ! Ses vieux démons reprirent le dessus. De nouveau, il ne pouvait plus détacher son regard des petites jeunes croisées dans la rue. Chantal le voyait bien. « Qu’est-ce que ça doit être quand je ne suis pas là ! » pensait-elle. Et, fataliste, au lieu de faire tous les efforts pour le garder, elle préféra s’enfoncer dans sa maternité faussement salvatrice. Elle aurait pu mettre de temps en temps des bas et un porte-jarretelles au lieu d’un pyjama en coton. Elle aurait pu l’accueillir, lorsqu’il rentrait, avec des talons hauts et un tablier de cuisine pour unique vêtement, cela l’avait toujours excité au plus haut point. Elle aurait pu préparer un plateau d’huitres au lieu de la sempiternelle choucroute dominicale. Elle aurait pu faire garder les enfants par sa mère et lui faire la surprise d’une escapade en amoureux. Non, elle ne fit rien pour enrayer le déclin, elle préféra l’engrenage sans retour !
L’appauvrissement programmé des sentiments avait commencé.
Ce qui la faisait frémir, c’était sa rapidité d’installation et l’indifférence dans laquelle cela la laissait. Elle se rappelait qu’après sa rupture avec Michel, elle avait pensé qu’elle ne rencontrerait plus jamais l’amour. Elle s’était trompée. Elle avait eu droit à un petit bonus, de deux ou trois printemps, mais cette fois c’était fini, l’automne était là, et le dernier hiver, le plus redoutable, pointait son nez. Elle avait fait le tour du bonheur, un petit tour rapide. En somme, ce qui arrivait ne la surprenait guère. Elle se demandait d’ailleurs si tout cela était le fruit d’une suite irrémédiable de causes et d’effets ou si elle aurait pu l’éviter. Lui restait-il réellement une parcelle de liberté ?
Dès la première grossesse, le désir émoussé, ils avaient cessé de faire l’amour tous les jours. Puis très vite, le terrible basculement était arrivé : quand le nombre de jours sans sexe dépassa le nombre de jours avec ! Et là, tout s’était enchainé rapidement. Vint d’abord la sexualité exclusivement dominicale où chacun faisait encore un peu d’efforts. Ah, ces horribles dimanches matin ! Puis ce ne fut plus qu’anecdotique, puis ce ne fut plus du tout. Ils avaient rassasié leur désir !
Lorsque le terne ennui qu’on nomme bonheur conjugal lui échappa, la vie de Chantal devint aussi insipide que les pages jaunes du bottin. Le poids des convenances lui paraissait désormais un fardeau insupportable et elle jalousait Bernard qui avait la chance de s’en échapper par le travail. Elle, elle n’avait rien d’autre que les enfants. Agréable, mais quand il n’y a que cela, finalement peu valorisant. Pendant un temps encore, ils s’efforcèrent de se parler. Les hommes sont en général assez bavards quand il s’agit de leur travail qu’ils considèrent comme la seule justification possible de leur existence. Cela ne les empêche toutefois pas d’être terriblement assommant. Parfois il n’écoutait même pas ce qu’elle disait. Une fois, elle l’avait testé en racontant n’importe quoi sur un ton badin. Il avait acquiescé mais il était visiblement ailleurs. Chantal pensa « il a la tête avec ses secrétaires, les petites putes ! Ah, ces petites coucheries minables ! »
Les dernières traces de connivence entre eux disparurent !
Puis arriva un jour où elle ne porta plus qu’un regard négatif sur lui. Elle avait pris conscience de son arrivisme. Des anciennes connaissances de France Telecom l’avaient éclairée. C’est un peu dégueulasse, la manière dont je m’y prends pour avoir des informations sur Bernard, avait-elle pensé, mais il me faut savoir qui il est vraiment. Et comme elle attachait du prix, à cette éthique qu’il n’avait plus, elle perdit définitivement ce qui restait de l’admiration qui avait été le moteur de ses sentiments envers lui. Il tomba brutalement du piédestal. Puis elle ne le regarda même plus comme un mari, mais comme un homme quelconque, un homme comme il y en avait des millions de mieux que lui. Décidément, pensa-t-elle, vivre avec Bernard n’avait été qu’une supercherie !
Ils ne se supportaient plus. Elle aurait voulu exister et il ne lui renvoyait que son néant. Les crises devenaient de plus en plus fréquentes et violentes, et les blessures qui en résultaient chaque fois plus longues à guérir. Tout était sujet à dispute, la télécommande de la télé, le choix d’un film au ciné, une invitation des parents de Chantal, qui prendrait le volant… Des broutilles, en général. Mais sur fond de sexe défaillant, les broutilles s’enflamment vite.
Lorsqu’ils s’engueulaient, Chantal était la plus rapide à critiquer. Lui semblait mieux supporter. Mais le feu couvait sous la cendre. Il se murait d’abord dans un silence calculé, prélude aux pires explosions. Il répugnait à commencer la dispute, et même à l’attiser. Plus il était silencieux, plus elle était frustrée. Plus elle était frustrée, plus elle était agressive. La manière qu’il avait de se frotter les mains en l’écoutant l’exaspérait. Elle lui répétait invariablement qu’il avait changé, que jamais à leurs débuts il ne l’aurait méprisée ainsi, qu’il n’était plus qu’une merde sans valeurs ! Plus elle était agressive, plus les attaques devenaient personnelles, et Bernard s’indignait et se renforçait dans son bon droit. Alors, son pouls s’accélérait, il respirait avec difficulté, la sauce montait, il essayait encore de se dérober un peu, le temps de recevoir quelques nouvelles attaques personnelles. Et lorsque ses silences étaient mûrs, il explosait, avec une violence soudaine, tel un ouragan destructeur. Il lui rétorquait qu’elle vieillissait mal, qu’elle se laissait aller, qu’elle s’occupait des enfants, mais plus de lui, qu’elle ne l’excitait plus, oui, surtout ça, qu’elle ne l’excitait plus, qu’elle ne savait pas se faire aimer, qu’elle n’avait jamais su, qu’elle ne saurait jamais, avec personne ! Il tapait là où ça faisait mal, dans le défaut de sa cuirasse, et en tirait un plaisir pervers. Presque invariablement, il terminait son réquisitoire en claquant la porte, feignant d’être la victime, hurlant : « Je sors, je vais me faire une pute, elle m’emmerdera moins que toi et puis au moins elle me fera bander ! » Elle le croyait d’ailleurs !
Ils avaient atteint le stade des dégâts irréversibles.
La vie de Chantal oscillait désormais comme un pendule, de l’hostilité à l’abattement, de la colère au cafard le plus noir.
L’ennui dominait maintenant ses journées qui s’écoulaient toutes semblables. Elle essayait bien de le combattre, mais rien, hormis ses enfants, n’avait de grâce à ses yeux. Elle faisait avec eux son devoir, consciencieusement, avec amour même. Cela l’occupait, mais cette seule occupation ne la gratifiait pas, comme son mari savait si bien le lui rappeler. En l’absence de réconfort relationnel, elle plongea dans le réconfort chimique, comme jadis David avait choisi le whisky. Sa consommation de chocolat et de médicaments commença à croître vertigineusement. Elle se bourrait de pilules de toutes sortes pour dormir. Le soir, dès neuf heures, elle s’abandonnait au réconfort des bras accueillants du sommeil. Cela devenait une obsession : dormir, dormir, dormir le plus possible pour alléger le fardeau de l’ennui.
Après sa rencontre avec Bernard, elle avait cessé de voir David. Non pas qu’elle eût quoi que ce soit à se reprocher, mais elle se doutait bien que Bernard ne supporterait pas une amitié masculine, surtout s’il apprenait leur passé commun. De son côté, David n’avait pas non plus envie de fréquenter ‘’super-bobo’’, comme il l’appelait, un énergumène de la même espèce que ceux qui l’avaient tant fait souffrir chez Bouygues. Chantal et David s’appelaient de temps en temps, rien de plus, sans rancœurs, détendus. Mais désormais, il fallait qu’elle le voie, il était le seul qui pourrait la comprendre ! Bien sûr, David répondit présent et ils reprirent leurs rencontres, discrètement.
Ce jour là, David avait donné rendez-vous à Chantal au musée d’Orsay. Paris était gris, gorgé de ces dizaines de différents gris qui ne parviennent jamais à le rendre triste et si cela avait été nécessaire, les premières feuilles sur les arbres lui auraient donné un ton de gaité. Il faisait doux. David était vêtu comme à l’accoutumé, un pantalon en velours, gris lui aussi et un vieux pull. Même lorsqu’il tentait de séduire, il restait fidèle à ce type de garde-robe. Chantal arriva, ponctuelle et ravissante. « En bourgeoise chic, pensa-t-il, combien ce tailleur lui va à ravir, putain, quelles jambes ! » Ils firent la queue au milieu d’une nuée de touristes japonais qui photographiaient n’importe quoi. Ils connaissaient le musée par cœur et allèrent directement voir leurs tableaux favoris. Ils s’étaient découvert une passion commune, qui les ravissait, pour les Raboteurs de parquet de Caillebotte. Puis ils allèrent déjeuner dans un bistrot, commandèrent un os à moelle et un pavé à la béarnaise arrosé d’un Juliénas que leur avait recommandé le patron.
– Finalement, confessa Chantal en fixant la pointe de ses chaussures, c’est de toi que j’aurais dû tomber amoureuse, je suis sûre qu’on serait heureux. Le monde est mal foutu !
– Comme toujours, je suis d’accord avec toi ! Demi-blague à part, comment vas-tu ?
– Je suis dans une mauvaise passe. Mon couple n’en finit plus de se déliter et je t’avoue que c’est dur ! J’ai du mal à surmonter. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu me tromper à ce point sur Bernard. J’imagine qu’après ma déception avec Michel, j’ai dû baisser la garde et remiser mes critères de sélection. Ou bien je suis encore moins douée que ce que je croyais !
– Arrête ! Ne prends pas les choses pour toi, c’est dur la vie en couple. Crois-moi, je n’ai jamais réussi ! plaisanta-t-il. Écoute plutôt cette histoire. J’ai un collègue, marié depuis trente-cinq ans, rien que ça ! Prof de philo en plus, ça donne du poids à l’anecdote. Il me disait l’autre jour : « On est resté ensemble car notre vie n’a jamais été un enfer, elle était supportable. Mais la seule décision commune qu’on ait prise avec ma femme tout ce temps, ça a été de nous marier ! »
– Si même les philosophes en arrivent là… Et toi, que fais-tu de ta vie ?
David adorait la bonne bouffe mais il n’allait pratiquement plus jamais au restaurant, parce qu’il n’avait plus avec qui y aller. Il avait bien essayé quelquefois seul. L’horreur absolue ! Pendant qu’il mangeait, encore, ça pouvait aller. Mais entre les plats, affronter le regard des autres en faisant semblant de se concentrer sur un livre, c’était insupportable. Il n’avait même pas le look pour passer pour un voyageur de commerce ! Il s’était replié sur les sandwiches qu’il ingurgitait en marchant dans la rue, ou sur les MacDo les jours de pluie. Il avait vécu comme une tragédie personnelle la disparition, sur le marché français, de Burger King qui, de loin, faisait les meilleurs hamburgers. Face à Chantal qui souriait, David savourait la béarnaise, parfaite.
– Je menais ma petite vie, tranquille, ni heureux ni malheureux. Après tout on n’est pas né pour être heureux, non ? Et puis j’ai passé le CAPES sur le tard et je suis entré à l’Éducation nationale. Je ne te ferai pas croire que c’était seulement par idéalisme. En vérité, je commençais aussi à m’inquiéter pour ma retraite. Dans ma boîte privée, j’avais une grande partie de mon salaire au noir et si j’avais continué ainsi, j’aurais fini avec une retraite de misère. Donc, pour une fois, un objectif alimentaire ! Mais j’avais aussi un objectif que je qualifierais de pédagogique. Et là, j’ai déchanté sérieux ! L’ordinateur a commencé par prendre mes données. Je ne me faisais aucune illusion : célibataire, quarante ans, aucune ancienneté, difficile de faire pire. Autant dire que je n’avais aucune chance d’être affecté à Louis-le-Grand, ni même à Paris. J’ai débarqué au Lycée d’Aulnay-sous-Bois, dans le 9-3. Le choc ! Moi qui n’avais connu que Bar-le-Duc et le lycée Poincaré à Nancy. Le proviseur m’a accueilli glacialement, sans que je sache si son discours était fabriqué sur-mesure pour moi ou s’il servait le même à tous les nouveaux : « Observez bien avant toute chose et ne croyez pas que vous allez tout changer, vous êtes dans une zone difficile ! » Au fond, je savais bien qu’il avait raison ! La moitié des professeurs étaient déprimés, les autres avaient baissé les bras depuis trop longtemps. Les seuls qui semblaient avoir un peu d’énergie étaient les militants syndicaux, mais l’essentiel de leur énergie passait à t’expliquer avec des arguments béton que rien ne devait changer. Une alliance objective entre les syndicats, le proviseur et au-delà, avec une grande partie de la hiérarchie de l’Éducation nationale.
– Et tes élèves ?
– Ils sont devenus mon seul espoir, du moins au début. Mais là aussi, j’ai vite déchanté. En général, ils ne sont pas au niveau. C’est même parfois effarant ! Il arrive que des gamins de seize ou dix-sept ans sachent à peine lire. Je ne te parle pas du reste. Comme j’ai de l’autorité, au moins je n’ai pas de bordel dans la classe et au mieux, quelques-uns essayent de comprendre ce que j’enseigne. Du coup, j’ai revu mes objectifs à la baisse : si j’en sors un ou deux de la merde tous les ans, je suis heureux !
– Et tes amours ?
– Tu sais, mes amours et mes élèves, ça a longtemps été ‘’même combat’’ ! Mais ces temps-ci, c’est plutôt la dèche ! J’assumais plutôt pas mal de sortir avec des nanas qui auraient pu être mes filles, mais maintenant je n’irais pas jusqu’à me trimballer avec une qui pourrait passer pour ma petite fille. Alors, calme plat !
– Et le parti, tu n’as jamais repris ?
– Non ! C’est une vraie question pour moi. Plus l’air du temps vire au conformisme, plus l’éphémère domine, et plus ma capacité de résister décline, à grande vitesse même. Ça devrait être le contraire mais, de fait, je ne milite plus depuis belle lurette. Un temps, après plusieurs appels du pied, parfois insistants, j’ai failli devenir franc-maçon. On y rencontre des gens intéressants, mais ce qu’on m’a dit de leurs rituels m’horripile.
– Michel, tu as des nouvelles ?
À peine un murmure, c’était sorti comme une complainte. La plaie n’était pas cicatrisée.
– Oui, je le vois de temps en temps et on se téléphone. Il est en Argentine maintenant. Il n’est resté que trois ans à Rio. Il s’est installé à Buenos Aires, ça doit faire cinq ans, je crois.
– Il est séparé ?
– Non, il est avec sa femme. Il dirige la filiale argentine de la boîte de sa belle famille. Il commence à avoir des problèmes de couple, comme tout le monde, et du coup il se défonce au boulot. Il n’a pas changé ! Il vit dans l’action et dans le présent. Il laisse le passé aux malheureux et l’avenir aux pessimistes angoissés comme moi. Lui, il est optimiste, par définition. Ça ne l’empêche pas de se foutre le doigt dans l’œil, mais au moins il se la coule plus douce que nous.
Ils continuèrent ainsi sans répit, avides de leurs retrouvailles. Lorsque Chantal lui parla de Jérémie qui avait maintenant trois ans, et de Vicki qui allait sur ses deux ans, il devina chez elle comme une nouvelle blessure. Non pas qu’elle lui donnât le moindre signe d’une maternité non assumée, mais plutôt une espèce de culpabilité, d’élever ses enfants dans un univers familial si peu équilibré. David ne connaissait pas les enfants, elle lui proposa de se revoir prochainement avec eux. Ils sortirent du restaurant vers seize heures, sans avoir vu le temps passer. Ils se jurèrent de ne plus se quitter.
Chantal et Bernard auraient raisonnablement dû divorcer. Rien ne pouvait sauver leur couple. Cependant, aucun des deux ne le souhaitait. Bernard était trop satisfait de conserver sa couverture sociale, comme un trafiquant de drogue a besoin d’un petit business bien propre pour couvrir ses activités illégales. De son côté, Chantal voulait épargner les enfants, du moins tant que la situation restait encore vivable. Bernard, il faut le dire, était parfait avec eux. Chantal avait longtemps cru qu’il jouait la comédie, que plus il était salaud avec elle, plus il essayait de les manipuler et les mettre de son côté. Le type de stratégie qu’il devait avoir au boulot ! Non, elle devait en convenir : il les aimait sincèrement et faisait toujours en sorte d’éviter les scènes devant eux. Tacitement donc, Chantal et Bernard ne divorcèrent pas, continuant la vie commune, sans même faire chambre à part, mais en s’ignorant chaque jour un peu plus. Une situation qui pouvait durer !
Il faut en général moins que cela dans la vie d’un couple pour se mettre à gamberger et penser à la séparation. Pourtant, ce qui l’aurait autrefois inquiétée, la laissait désormais de marbre. La rapidité avec laquelle tout était survenu, ce passage d’une vie en apparence harmonieuse à plus rien du tout, aurait dû la déstabiliser durablement. Mais elle était devenue plus dure maintenant, elle se protégeait, ne voulant pas revivre toutes les années de deuil qui avaient suivi sa séparation d’avec Michel. Ressasser ses malheurs est une piètre philosophie de vie.
Alors, encore fière mais déjà désabusée, divine beauté en perdition, elle s’engagea, comme souvent les femmes en mal d’existence, sur le chemin de l’adultère. Pleinement, méthodiquement, consciencieusement ! Après tout, elle avait toujours aimé faire l’amour et n’avait nullement l’intention de s’en priver !
Une de ses amies perdue de vue, comme elle ingénieur au foyer pour cause de maternité, d’une bourgeoisie plus fondamentale, transmise depuis plusieurs générations, lui avait raconté sa vie. Chantal avait cru entendre la sienne et cela l’avait réconfortée. Elle trompait son mari avec assiduité et semblait y trouver un certain équilibre. « Tu comprends, je suis certaine que mon mari fait pareil mais on a tous les deux décidé sans se le dire de ne jamais en parler. Si on n’en parle pas, pas vu, pas pris ! Le bénéfice du doute profite toujours à l’assassin ! Au contraire, si tu te crois fortiche, comme Sartre et Beauvoir, alors là, commence la souffrance.» Chantal avait découvert, en voyant David régulièrement, qu’il était finalement très simple de mener une double vie dans Paris, et l’idée lui parut séduisante.
Un monde nouveau se révélait à elle.
Ce qui l’attirait maintenant, c’était les petites rencontres rapides, avec des partenaires bien entrainés à l’amour, choisis pour ne lui créer aucun souci. Elle débuta avec l’aide de son amie qui l’invita dans son club de gym et lui présenta aussitôt le prof. Dès les premiers exercices routiniers, seulement destinés à se donner une contenance, il était déjà évident pour tous que dans moins d’une demi-heure, ils seraient tous les trois en action. Chantal se surprit à se sentir aussi à l’aise ! Elle revit l’athlète à plusieurs reprises. C’était vraiment le candidat rêvé, un peu con, mais pas suffisamment pour que cela la gêne pour l’usage qu’elle en faisait. Il la prenait particulièrement bien : rien ne vaut un jeune homme vigoureux au service d’une femme dans la force du désir. Il ne faisait même pas semblant de s’intéresser à elle, il avait juste envie de son corps. Aucun risque qu’il ne s’entiche d’elle ! Quand ils eurent fait le tour des fantasmes basiques en vogue dans les salles de sport, elle changea de partenaire. Elle y prenait goût, d’abord comme une forme de revanche sur Bernard, puis lorsque son mari n’exista plus pour elle, pour le sexe lui-même.
Désormais de petits riens suffisaient à son bonheur. David comme seule relation profonde, materner ses deux chéris et s’envoyer en l’air le plus souvent possible.

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Un commentaire

  1. barenfeld dit :

    bonjour cyril
    je découvre ce jour ton blog
    c’est construit et intéressant
    a suivre
    patricia

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